...et autres rêves
Par Catherine Delhom
Juin, l'école s'est arrêtée plus tôt cette année, il fait déjà chaud, mes sandales sont trop serrées. J'ai 14 ans et mes pieds ont grandi, mes robes sont trop courtes et serrées sur la poitrine.
On ne téléphone que dans les grandes occasions en 1962, mon père parti au travail appelle ma mère:
"Prépare un sac pour chacun, vous prenez l'avion demain ".
Il a eu une autorisation spéciale pour nous.
L'oncle de mon père, sa femme et leur fils prêts à changer de nationalité ont été massacrés, empalés, violés.
Mes parents ont peur.
Mon sac est vite fait, le magasin "Chez Blanc" où on peut achète nos vêtements n'a pas été approvisionné, il a fermé, et la couturière est partie.
L' aérodrome de Zenata est une piste prévue pour les hélicoptères et les avions légers, et pas pour les avions "à réaction" mis en service en Algérie 2 ans plus tôt. L'armée a fait venir une Caravelle pour quelques rotations, elle rapatrie ses personnels et les fonctionnaires. Les civils prennent la route pour Oran et ses bateaux.
L'avion décolle très sec, nous sommes en surcharge, des gens sont assis dans le couloir, les enfants sur les genoux des parents. Je n'ai jamais voyagé en avion. J'ai mal aux oreilles, on me dit de me boucher le nez et de souffler. Même les habitués ont le souffle coupé. On me donne un chewing gum.
Je suis près d'un hublot, Maman me dit:
"Regarde en bas il doit y avoir la ferme".
Je vois un oued, identifiée par quelqu'un derrière nous, la Tafna où j'ai pêché au bouchon un mulet plein d'arrêtes. La pompe, premier investissement de mon père depuis le retour de la guerre de 40, y puise l'eau pour arroser les canaux de l'orangerie. Depuis quelque temps, on ne peut plus la faire fonctionner.
Je promets à ma mère qu'on reviendra bientôt. Les enfants ne devraient rien promettre, Maman ne m'a pas crue, elle avait raison.
A l'arrivée à Marignane c'est la cohue, des civils bénévoles attendent avec leurs voitures. Un couple d'étudiants nous emmènent à Marseille en 2CV, dans le quartier du Panier où il y a encore un peu de place.
Ce sera mon premier (et seul) hôtel de passe. Il y a des cafards qui courent partout, et la porte ne ferme pas.
Maman bloque une chaise sous la poignée, et nous dormons tous les trois ma mère, mon petit frère et moi dans le lit douteux.
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